Par Abdou Latif Coulibaly
J’ai lu avec intérêt et attention l’interview que le grand poète et éditeur, Amadou Lamine Sall a accordée au quotidien le Soleil dans son édition du jeudi 23 avril 2020. Dans son intervention, l’éditeur s’offre une classification des ministres de la Culture du Sénégal, en distinguant ceux qui ont été « admirables » dans la conduite de leur mission et d’autres qui ont été « moins éclairés ». Osons le reconnaître, la classification ainsi proposée laisse échapper de fortes senteurs de dénigrement que l’on tente de masquer par une subtilité de langage de mauvais aloi. Il n’empêche, en ma double qualité d’auteur et d’ancien ministre de la Culture, j’apprécie qu’il ait pris l’initiative de parler publiquement de la gestion du Fonds d’Appui à l’Édition (FAE), dont j’ai eu la mission de conduire son administration indirecte, par le biais d’une des structures internes du ministère : la Direction du Livre et de la Lecture.
En cette double qualité, je pense que le poète Amadou Lamine Sall, par ailleurs, Directeur de la Maison d’édition Feu de brousse, a raison de convier les professionnels à une réflexion d’ensemble autour du FAE. Il faut en effet engager des réformes qui rendraient ce Fonds plus efficace et plus efficient, au bénéfice de la chaîne de valeurs du Livre qui doit occuper, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui, une place de choix dans le secteur de l’industrie culturelle du pays. Nous y étions déjà engagés. Cependant, me semble-t-il, si la question des réformes utiles au FAE est abordée sous l’angle dans lequel le brillant poète l’a fait dans son interview, on risquerait de créer, dès l’entame des discussions, un biais méthodologique qui pourrait être préjudiciable aux échanges et, par conséquent, aux conclusions auxquelles ceux-ci aboutiraient. Sous ce rapport, je souhaiterais faire une remarque : le livre, en tant que chaîne de valeurs, comporte plusieurs maillons essentiels qui se valent tous à notre avis. Il s’agit principalement de l’Etat, des auteurs, des éditeurs, des imprimeurs, des libraires, des bibliothécaires et du consommateur (le lecteur). On peut apprécier comme on veut le travail d’un ministre qui pourtant ne fait qu’appliquer, je le précise bien, des politiques arrêtées par son gouvernement, en s’appuyant sur les moyens que celui-ci lui affecte dans son budget sectoriel. On peut se montrer élogieux, critique, voire dédaigneux à son endroit dans le jugement émis. Seulement, pour être utile dans la prise de parole, il faut bien dire ce que l’on pense pendant que le ministre ainsi jugé, positivement ou négativement, est encore en fonction. Et je sais bien que cela n’a pas toujours été le cas le cas. Je dispose de preuves tangibles à l’appui pour m’expliquer davantage si cela s’avère demain nécessaire. Dans son interview au Soleil M. Amadou Lamine Sall explique « Il faut toujours rendre grâce à l’État, car l’État n’a jamais lâché le livre et tout ce qui se rattache à lui. Des ministres admirables et des ministres moins inspirés, pour en dire le moins, ont appliqué une politique du livre, de la lecture et de l’édition qui a laissé des marques. Les marques heureuses et louables ont très peu pris le dessus, aux dires des acteurs et des témoins». Une telle approche de la question est problématique à notre sens. Et elle l’est pour toute personne qui est animée par une volonté ferme de faire conduire des réformes, mais aussi guidée dans son action par un altruisme généreux. Toutes choses indispensables pour pouvoir engager un débat sérieux et utile, en vue d’assurer l’émergence d’une forte industrie culturelle au Sénégal, susceptible de valoriser au maximum, toutes les potentialités offertes par l’édition, dans l’ensemble de la filière du livre. Amadou Lamine Sall comprendra, qu’à sa suite, et à la lumière de la sévère appréciation portée par « les acteurs et les témoins » sur certains anciens ministres de la Culture, que l’un d’entre eux (peu éclairé ?) puisse prendre la parole.
Je la prends, avec cependant nulle prétention de vouloir épuiser le sujet. Il s’agit seulement de faire quelques remarques, en appelant également l’attention des uns et des autres sur quelques points du débat. Un point de vue que je souhaite donner en m’appuyant sur une approche privilégiant sur le jugement de valeur sommaire et lapidaire, l’idée d’une évaluation préalable et globale des politiques culturelles sur le livre. Celles mises en œuvre et exécutées par le passé, comme celles en cours aujourd’hui. Sans oublier les faits et actes émanant des différents acteurs : les éditeurs, les auteurs, les consommateurs de livres et les anciens ministres. Ceci est nécessaire si toutefois nous voulons offrir aux Sénégalais une panoplie de réformes majeures qui rendront plus vigoureuses les politiques publiques sur l’édition. Ainsi, chaque citoyen intéressé par la question pourra alors, en toute connaissance de cause, porter des jugements de valeur qu’il lui plaira d’émettre. En jugeant seulement les ministres, ne court-on pas le risque de désigner des boucs-émissaires, en laissant en rade des pans entiers du mal diagnostiqué. Et qui, demain, pourraient pourtant s’avérer plus décisifs que tout autre facteur pathologique, pour comprendre la cause du mal dénoncé par« les acteurs et les témoins » et lui apporter un remède. Cette démarche nous paraît indispensable, si toutefois nous tenons tous à trouver des solutions idoines, susceptibles d’aider à assurer un développement optimal du secteur du livre au Sénégal, comme Amadou Lamine Sall semble en exprimer le désir.
Je voudrais à cet égard mettre en évidence quelques éléments dans la situation du Fonds d’Appui à l’Édition qui préoccupe l’éditeur Sall et non moins salarié du Ministère de la Culture et de la Communication ! Pour ma part, je questionne les « torts » notés et dénoncés publiquement par Amadou Lamine Sall qui passe ainsi outre les règles de l’orthodoxie administrative et sans doute partagés dans la gestion du FAE. Avant de revenir sur cette question spécifique du FAE, je souhaiterais évoquer la question du livre scolaire au sujet de laquelle l’éditeur Amadou Lamine Sall dit : « L’édition est en faillite au Sénégal contrairement chez certains pays amis de la sous-région où l’État non seulement a donné des quotes-parts à ses éditeurs nationaux sur les subventions de la Banque mondiale toujours raflées par les grands éditeurs prédateurs du Nord que les contraignants cahiers de charges favorisent, mais l’État a également demandé à son ministère de l’Éducation nationale de réserver des parts exclusives aux éditeurs nationaux pour ce qui relève de la production des livres du marché scolaire également raflées par les impitoyables éditeurs du Nord. Le Président Macky Sall ne demande qu’à être convaincu pour prendre les mesures idoines et soutenir davantage ses éditeurs en manque d’oxygène ». La question n’est pas nécessairement adressée aux seuls ministres de la Culture. En réalité, l’intention attachée à une telle accusation est manifeste : il s’agit pour Amadou Lamine Sall de flétrir, au-delà de la personne des ministres de la Culture, l’incapacité de l’Etat sénégalais à se montrer responsable pour assurer la protection des intérêts nationaux, face à la boulimie du capital étranger. L’esbroufe est manifeste. On ne peut, d’une part, encenser le Chef de l’Etat pour sa clairvoyance dans la définition des politiques publiques, et d’autre part, se plaire à flétrir ses propres politiques culturelles, dont ses ministres ne sont que de simples exécutants qui s’appuient pour ce faire sur les techniciens, les responsables loyaux du département et les différents acteurs de la filière. On ne trompe personne. Il s’y ajoute que le propos tenu sur le livre scolaire n’est pas conforme à la vérité des faits. Je me souviens avoir reçu une lettre de l’intéressé rédigée à mon attention et dans laquelle Amadou Lamine Sall formulait cette grave accusation contre l’Etat. Sans entrer dans le détail de nos échanges, je me permettrai de souligner quelques-unes des grandes lignes de la réponse apportée à l’époque à sa correspondance. En substance, je lui faisais noter : « Je voudrais exprimer mon désaccord avec votre affirmation selon laquelle la production nationale du livre scolaire est aujourd’hui laissée entre les mains de grands groupes du Nord. Il existe bien au Sénégal une politique nationale, cohérente d’accompagnement des éditeurs privés. En atteste, la signature en 2015, entre le Ministère de l’Éducation nationale (MEN), l’Institut national d’étude et d’action pour le développement de l’éducation (INEADE) et l’Association sénégalaise des éditeurs (ASE), d’une {Entente de partenariat} visant le renforcement de capacité des éditeurs ». J’ajoutais dans mes remarques : « Dans le cadre de la mise en œuvre de la politique du manuel scolaire et du matériel didactique, la coopération canadienne a, par le biais du Programme d’investissement dans l’école publique au Sénégal, volet appui au manuel scolaire, donné aux éditeurs privés l’occasion de mettre en œuvre une stratégie de renforcement des capacités individuelles et collectives à travers le renforcement de l’Association sénégalaise des éditeurs ». Dans cette perspective, un montant de 250 000 dollars canadiens a été dégagé par le partenaire qui l’a cogéré avec l’ASE et le MEN. Ce partenariat a permis, entre autres, la réhabilitation des Nouvelles Éditions africaines du Sénégal (NEAS) et l’organisation de sessions de renforcement de capacités. Parlant du Ministère de l’Éducation nationale, Amadou Lamine Sall semble ignorer la réalisation majeure faite par l’Etat du Sénégal en rapport avec la coopération coréenne internationale (KOICA) avec l’érection d’une imprimerie performante, l’IMPRIMEN, d’un coût de 4 milliards de FCFA et d’une capacité de production de 160 000 manuels par jour. Revenons sur la gestion du Fonds d’Appui à l’Édition (FAE) qui semble poser tant de problèmes à Amadou Lamine Sall. A mon arrivée au ministère, certains éditeurs m’avaient exprimé le souhait que le même système d’allocation de ressources en vigueur actuellement dans le système d’appui aux médias sénégalais soit appliqué dans le cas du FAE. Je leur avais expliqué ceci : « ma conviction est faite que la distribution du Fonds d’aide en une seule fois et aux seuls éditeurs n’était pas acceptable. Je ne suis pas convaincu de l’efficacité d’une telle mesure. En effet, le mécanisme de distribution systématique de l’aide en un tenant n’a pas été judicieux, encore moins efficace dans le cas de la presse qui vous sert de référence. Et c’est ainsi que le nouveau Code de la presse y a mis fin en préconisant la mise en place de deux guichets pour la gestion du fonds : un guichet pour accorder des subventions justifiées par la précarité des entreprises et la volonté démontrée de redressement ; un guichet uniquement opérationnel pour accorder des crédits pour le financement de projets structurants à haute valeur ajoutée.
Hier, comme aujourd’hui, je souscris en ma seule qualité d’auteur à toute proposition de réforme en profondeur du Fonds d’Aide à l’Édition. Substantiellement débarrassée de certaines scories que quelques acteurs du système ont toujours dénoncé – sûrement pas certains éditeurs -, le FAE doit être renforcé et administré de manière à corriger durablement tous ses dysfonctionnements. Parmi ces derniers, je peux relever le fait de recevoir une subvention dont les montants alloués tournent pour certains autour de 53 millions de nos francs et pour d’autres à un peu plus de 60, millions, sans produire de livre. Ces éditeurs ont effectivement encaissé l’argent sans jamais fabriquer, encore moins sortir le moindre ouvrage. « Les budgets faméliques du FAE », pour reprendre le mot de l’éditeur Amadou Lamine Sall, ne peuvent plus être utilisés pour allouer des ressources à des éditeurs qui ne servent pas la cause du livre qu’il plaide. Un travail de correction avait été engagé sous ma responsabilité avec la diligence du Directeur actuel du Livre et de la Lecture (DLL) qui l’avait souhaité. Cela continue sûrement. Je l’espère en tout cas. Dans cet ordre d’idées, même parti du département, je reste, comme auteur, toujours très attentif aux réformes du FAE, je demeure surtout attaché au principe d’un partenariat public privé qui permettrait à des opérateurs de la chaîne des valeurs (éditeurs, imprimeurs, libraires, écrivains, bibliothécaires) de bénéficier d’un appui substantiel de l’Etat dans l’optique d’asseoir et dans un délai raisonnable, les bases d’une industrie performante dans le segment de l’édition.