Il y a une semaine, le président béninois Patrice Talon a annoncé que, très rapidement, le franc CFA ne serait plus garanti par le Trésor français. Abdoul Mbaye a été haut fonctionnaire à la BCEAO puis Premier ministre du Sénégal. Aujourd’hui, il dirige le parti d’opposition ACT et met en garde contre des propos hâtifs.
Le Trésor français ne doit plus garder les réserves de change des pays CFA », dit le président béninois Patrice Talon. Qu’en pensez-vous ?
Abdoul Mbaye : J’ai été surpris d’entendre une telle déclaration parce que cela correspond à une réforme majeure du franc CFA, puisque retirer les réserves de la Banque centrale auprès du Trésor français, c’est remettre en question le dispositif des garanties mises en place pour assurer la convertibilité du franc CFA en cas d’absence de réserves détenues par la Banque centrale [BCEAO]. Je pense que le président Talon est peut-être allé un peu loin. C’est peut-être une piste de réforme, mais, dès lors qu’il s’agit de question délicate -il s’agit de question monétaire, je vous le rappelle-, il est important, lorsqu’on commence à conduire de telles réformes, d’également évoquer les solutions alternatives.
Quand vous dites qu’il est « peut-être allé un peu loin », craignez-vous une réaction trop vive de la part des usagers du franc CFA ?
Exactement. En matière de monnaie, il faut craindre les comportements d’anticipation qui ont malheureusement des effets terribles, parfois massifs sur l’économie réelle. Je suis persuadé qu’il est allé un peu loin dans sa déclaration. Et dès lors qu’il s’agit d’une réforme majeure, et peut-être même, la plus importante qui pourrait affecter le franc CFA, je pense également qu’il aurait dû attendre, disons une décision unanime de la conférence des chefs d’État de l’UEMOA [Union économique et monétaire ouest-africaine] avant de faire une telle déclaration.
Ce que dit le président Talon, c’est que cette réforme est souhaitée par tous, y compris par le gouvernement français actuel et par le président Macron ?
Vous me donnez l’occasion peut-être d’également souligner des propos qui ont été tenus par le président Macron et que je trouve aussi maladroits. Il avait dit : « Nous sommes ouverts à une réforme du franc CFA ». Mais la France n’a pas à être ouverte à une réforme du franc CFA. La réforme du franc CFA, elle dépend des chefs d’État qui sont membres de l’Union économique et monétaire ouest-africaine, je crois que c’était cela la bonne réponse.
La réforme du franc CFA est devenue aujourd’hui nécessaire. Simplement parce qu’elle est réclamée par les citoyens de ces pays membres de l’UEMOA. Il y a une réforme qui doit notamment porter sur la dénomination : le « franc », je crois que ça gêne beaucoup. Une réforme qui est peut-être nécessaire concernant le principe de fixité [par rapport à l’euro]. Concernant la garantie de convertibilité donnée par la France, et il faut d’ailleurs nuancer, il s’agit d’une garantie de continuité de convertibilité en cas d’insuffisance de réserve, plutôt qu’une garantie de convertibilité, la convertibilité du franc CFA étant assurée par la Banque centrale grâce à ses réserves. Sur ce plan également, il y a peut-être des réformes qui peuvent être engagées, mais il faut les étudier sérieusement et se garder de déclarations qui pourraient conduire à des comportements dommageables de la part des usagers du franc CFA, comme vous le disiez tout à l’heure.
Ce que propose le président du Bénin, c’est que ces réserves, qui sont pour l’instant domiciliées auprès du Trésor français, soient déménagées auprès de diverses banques centrales : américaine, chinoise, japonais et européenne…
C’est une logique bancaire simple, pure. « Je compte sur vous pour me faire un découvert si jamais il arrive que je n’aie plus de réserves disponibles qui me permettraient de disposer à ce moment-là de devises pour continuer à assurer la convertibilité du franc CFA ». Et en réponse, celui qui prend cet engagement de découvert vous dit : « Oui, mais déposez chez moi une partie de vos réserves ». Et c’est le cas pour 50 %. Donc remettre en cause ce dépôt conduit à remettre en cause la garantie de continuité de convertibilité. Ça n’est pas une question simple, c’est une question technique. Je crois qu’il faut laisser la Banque centrale y travailler, faire des propositions à la conférence des chefs d’État et laisser la conférence des chefs d’État prendre une décision. Cela peut prendre la forme, comme c’est le cas aujourd’hui, d’une garantie de découvert. Mais cela peut prendre aussi la forme d’un crédit qui sera accordé par une banque centrale qui peut être la Federal Reserve Bank, qui peut être la BoJ du Japon [Banque du Japon], mais il faut préparer tout cela.
Et est-ce que justement la banque centrale des États-Unis ou celle du Japon peut offrir la même garantie de continuité de convertibilité à la BCEAO ?
Très sincèrement, ça ne peut pas être une négociation de quelques jours, cela ne peut pas être une négociation facile. Il est certain que les liens historiques qui existent entre les pays concernés et la France, également le passé d’un mécanisme qui jusqu’à présent fonctionnait dans les deux sens : Le sens le plus facile, celui du dépôt dans les comptes du Trésor français, mais également le sens du découvert accordé. Vous vous souviendrez qu’avant la dévaluation de 1994, nous avons été un moment dans ce contexte… Il est certain que demeurer dans le statu quo serait plus facile, mais il est possible également de négocier ailleurs. L’important, si la décision politique est prise, c’est de mener de nouvelles négociations de manière fort discrète et de les porter à la connaissance du public, lorsque tout sera fin prêt et que le public sera rassuré sur la continuité, le maintien de la convertibilité du franc CFA, même en cas d’épuisement des réserves de la BCEAO.
Patrice Talon souligne le fait qu’une monnaie a deux valeurs, une valeur technique et une valeur psychologique. Et que sur le second plan, il est nécessaire que les réserves de la BCEAO changent de domicile…
Il est vrai que le débat sur le franc CFA a pris une dimension psychologique parfois excessive, mais il est question de monnaie. Il faut pouvoir céder sur ce qui peut l’être assez facilement. Il ne faut pas par contre jeter le bébé avec l’eau du bain simplement parce que des personnes, qui ne comprennent pas toujours tous les enjeux et même les mécanismes qui nous lient à la France, exigent des réformes. On peut également rappeler qu’effectivement, il y a un aspect psychologique qui se rattache à la monnaie et qui est la confiance. Or regardez en Afrique de l’Ouest, le franc CFA est une monnaie forte. Il ne faut pas l’oublier. Vous avez des monnaies nationales qui existent dans plusieurs des pays de l’Afrique de l’Ouest, mais dans ces pays, le franc CFA est prisé, le franc CFA est utilisé comme moyen de thésaurisation. Donc sur le plan psychologique, il y a certes des activistes qui critiquent, qui critiquent parfois fort, justement je les rejoins sur certains aspects de leur critique, mais la monnaie elle-même est une monnaie qui inspire confiance et qui peut être considérée comme une monnaie forte au niveau de l’Afrique de l’Ouest.
Et qui est thésaurisée, dites-vous, par d’autres pays ?
Oui. En Guinée Conakry, le franc CFA est prisé. On aime bien avoir du franc CFA en Guinée.
On parle beaucoup de la réforme du franc CFA en Afrique de l’Ouest, on en parle beaucoup moins en Afrique centrale. Donc, on peut imaginer une réforme uniquement en Afrique de l’Ouest et pas en Afrique centrale ?
Je pense tout de même que, si des réformes importantes devaient être engagées, elles le seraient sans aucun doute en concertation ou à la limite en imitation. Cela se fera dans le cadre d’une coopération qui pourrait être d’ailleurs organisée par l’interlocuteur commun qui est la France.
Certains disent que Paris pousse à une réforme avant le sommet Afrique-France de Bordeaux en juin 2020. Et que ce sont plutôt les chefs d’État concernés en Afrique de l’Ouest qui freinent et qui ne sont pas vraiment pressés de réformer cette monnaie…
Je ne saurais répondre à cette question, mais je pense personnellement qu’il est temps que des réformes puissent être engagées par les chefs d’État africains eux-mêmes. Pour moi, en tant que technicien, je pense que la fixité du franc CFA par rapport à l’euro doit constituer une problématique importante sur laquelle on doit réfléchir. La fixité peut être maintenue, mais il peut d’agir d’une fixité par rapport à un panier de devises, que l’on arrime le franc CFA à autre chose que l’euro. On pourrait avoir des évolutions régulières par rapport à un panier à constituer.
Officiellement, c’est l’année prochaine que le franc CFA doit être remplacé par l’éco des 15 pays de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (Cédéao). Mais est-ce que ce programme est réaliste à vos yeux ?
Non, il n’est pas réaliste. Je n’y crois pas. Il est impossible de tenir ce délai.
RFI