Carnage et gabégie dans le secteur de l’électricité : scandales sous haute tension

Contribution
Par Thierno Alassane Sall, ancien ministre de l’Energie
Le 03 Octobre, 2020, la Senelec et ses partenaires locaux célèbrent la signature du contrat de construction d’une centrale électrique à gaz, la première du genre au Sénégal. Ce projet, d’un financement estimé à 350 millions d’euros, soit près de 230 milliards de frcs CFA,  a été développé par des investisseurs nationaux avec à leur tête, M. Samuel Sarr, ancien Ministre de l’Energie. Une politique du contenu local est à saluer dans n’importe quel secteur de l’économie nationale surtout celui névralgique de l’électricité, caractérisé par la dominance des producteurs indépendants internationaux. Cependant, la promotion du contenu local ne devrait pas rimer avec l’opacité et le manque de transparence.
Les termes du contrat d’achat de l’énergie produite par cette centrale notamment sa durée et les prix de vente du kWh à la Senelec, ne sont pas connus. En outre, la structure et les coûts de financement, ainsi que d’autres aspects relatifs au projet n’ont pas été partagés avec le public. En l’absence de ces éléments, il est difficile de croire, comme l’a d’ailleurs affirmé l’un des promoteurs du projet, que les prix du kWh de cette centrale seront 40% moins chers que ceux pratiqués par les autres producteurs indépendants. Contrairement à des pays comme l’Ouganda ou le Kenya où les prix des contrats d’achat d’électricité sont publiés, au Sénégal, il existe une fâcheuse habitude à habiller de secrets ces indicateurs, même si la Senelec est une compagnie qui bénéficie d’un appui financier conséquent du Trésor public.
Absente de la signature du contrat entre les promoteurs du projet et la Senelec, il y a à se demander si la Commission de Régulation du Secteur de l’Électricité (CRSE) a été informée ou même impliquée dans la négociation du contrat d’achat d’énergie liant la Senelec à West Africa Energy (WAE). Un des rôles de la CRSE, faudrait-il le rappeler, consiste à donner son avis sur les projets de la Senelec, à les inscrire dans la structure des coûts afin de participer à la fixation des tarifs que devraient payer les consommateurs. En définitive, ce projet de 230 milliards de francs Cfa pourrait avoir de profondes incidences négatives sur le système de facturation imposé aux consommateurs, quand on sait que la Senelec est en proie à d’énormes difficultés financières et opérationnelles.
La Senelec est aujourd’hui dans une situation de morosité financière qui nécessite une perfusion continue de l’État à travers le Trésor public. A titre d’exemple, l’approvisionnement en fuel lourd (HFO) représente plus de 70% des coûts de production de la Senelec, soit 270 milliards de francs Cfa en 2017; à cela s’ajoutent des pertes techniques et non-techniques qui  avoisinent 18% de son chiffre d’affaires annuel soit près de 80 milliards de francs Cfa. La conjugaison de ces contre-performances financières et opérationnelles appelle un besoin constant de soutien financier du gouvernement. Ainsi, en 2019, l’Etat du Sénégal avait versé plus de 125 milliards de francs Cfa à la Senelec, en guise de compensation, ou plus précisément sous forme de subvention.
À ce tableau financier peu reluisant, il faut aussi ajouter que les investissements de la Senelec effectués majoritairement grâce à des emprunts sont soit rétrocédés à l’État, soit garantis, grâce à une lettre de confort du gouvernement. Presque tous les projets de producteurs indépendants d’énergie bénéficient aussi de la garantie du gouvernement. Une pratique qui, aujourd’hui, contribue à augmenter le stock de la dette nationale.
Malgré les énormes investissements dans le secteur de l’électricité qui grèvent les fonds publics initialement destinés à la santé et à l’éducation,  le prix de l’électricité n’en baisse pas pour autant. En début d’année le gouvernement est revenu sur l’engagement du président Macky Sall à baisser le  prix du kWh de 10% en Décembre 2018. À la place d’une baisse des prix de l’électricité, les populations se sont retrouvées en face d’une hausse des tarifs de façon indue et injustifiée. L’argumentaire bancal de cette hausse du prix du kWh s’appuie sur une explication fallacieuse liée à une hausse du prix du baril de pétrole alors que le cours du pétrole continuait de se trouver en dessous des niveaux habituels. Cette démarche est un aveu que le Trésor public n’est plus en mesure de continuer à subventionner les contre-performances financières et opérationnelles de la Senelec accentuées par le manque de transparence dans la gestion de cette entreprise. Pire, les mécanismes à travers lesquels la Senelec choisit ses projets d’investissement, attribue ses marchés et signe les contrats d’achat d’énergie sont empreints d’opacité. Il convient également de noter qu’un bailleur international avait aussi assujetti son appui budgétaire à une hausse des tarifs de l’électricité.
A l’évidence, l’utilisation de ressources disponibles telles que le gaz naturel pourrait aider à une transition énergétique en contribuant à circonscrire certains défis auxquels la Senelec fait face. Encore faudrait-il que le gouvernement, la CRSE et la SENELEC organisent une transition transparente vers le gaz naturel.
Les bonnes pratiques internationales pour le genre de projet attribué par entente directe à West Africa Energy, recommandent qu’un appel d’offre international soit dûment organisé afin de recueillir les meilleures offres financières et techniques de plusieurs sources. Une clause de “local content” pourrait être introduite dans l’appel d’offre en vue de garantir une prise de participation du secteur privé national. Sur cet aspect, le projet de centrale de 300 MW est en porte à faux avec les modèles les plus achevés dans ce domaine.
D’autre part,  le projet 300MW piloté par Samuel Amete Sarr comme tête de file financier et Baidy Agne du CNP et d’autres investisseurs nationaux sent le souffre. Au delà de l’absence d’un appel d’offre national ou international, même le choix du constructeur à été fait par entente directe, avec comme heureux élu le Turc Calik Energy.
Le choix de Samuel Sarr comme chef de file de ce projet est aussi surprenant que saugrenu. Il dit fièrement avoir participé aux montages de plus d’une dizaine de projets de producteurs indépendants au Sénégal et dans la sous-région notamment ceux de Kounoune et Tobène, des projets bizarrement portés par la multinationale Libanaise Matelec qui, de bonnes sources, ne compte pas M. Samuel Sarr dans son actionnariat. Une autre incongruité, la Centrale de Kounoune a été inaugurée en 2007, quand le sieur Sarr était Ministre en charge de l’Energie. Monsieur Sarr se plaît aussi de citer sa participation dans la compagnie gambienne GamPower comme sa première expérience dans le secteur des producteurs indépendants d’électricité. Il s’abstient cependant, au nom de l’objectivité, d’exposer les déboires judiciaires qui le poursuivent depuis cette expérience. En Juin 2018, la Commission chargée des enquêtes sur les crimes financiers du Président Yahya Jammeh avait décidé de convoquer le sieur Sarr pour déterminer la nature de la relation entre GamPower la compagnie d’électricité et de l’eau de la Gambie (NAWEC) ainsi que son rôle dans la conclusion de certains contrats d’achat d’énergie décriés entre ces deux sociétés.
Au Sénégal, les accusations de crimes financiers  contre Samuel Sarr durant son passage au Ministère de l’Energie et à la Direction générale de la Senelec l’inscrivent dans un sinistre palmarès peu enviable. Ces accusations et ses citations dans les rapports de la Cour des Comptes en 2013 et dans le rapport annuel de l’Inspection générale d’État (IGE) sur le fuel frelaté sont encore fraiches dans l’esprit des Senegalais.
Pour mémoire, le projet de centrale de charbon de 125 MW à Sendou été initié à partir de 2004 par un certain Samuel Amet Sarr, Directeur Général de la Senelec avec comme Ministre de l’Energie et des Mines un certain Macky Sall. Ce projet projet est tombé à l’eau en 2018 à cause notamment de plusieurs problèmes d’ordre technique et de tiraillement entre les actionnaires. La résultante de ce fiasco est la location  d’une barge de 250 MW de la compagnie Turque Karpowership, à des conditions aussi nébuleuses que le passage de Samuel Sarr dans le secteur de l’électricité au Sénégal et en Gambie.
En 2008, le Navire Olinda du fournisseur Arcadia Petroleum Limited (APL), livre une cargaison de 980 000 barils de pétrole à la Société Africaine de Raffinage (SAR), pour une valeur de 9.7 milliards de FCFA. Un rapport de l’Inspection Générale d’Etat (IGE), révélera plus tard que 60% de cette cargaison est constituée de pétrole, et le reste de l’eau de mer (sic). L’utilisation de ce pétrole dans les centrales de Senelec causera en outre d’innombrables pannes techniques et de délestages. Il est aussi important de souligner que ce même rapport de l’IGE de 2013 avait aussi noté que la cargaison du navire Olinda n’a pas fait l’objet d’aucun appel d’offres, ni de l’application du code des marchés publics du moment et avait ignoré les procédures internes de la  SAR d’appel à la concurrence pour de tels achats. Selon ce même rapport  de l’IGE, entre 2008 et 2009, au total quatorze (14) cargaisons ont été commandées dans les mêmes conditions, sans appel à concurrence et auprès du même fournisseur, sur seule instruction de Samuel Sarr, pour une valeur globale de quatre-vingt-quinze milliards trois cent soixante-cinq millions (95 365 000 000) de francs CFA. Plus choquant encore, au prix de $6.15 la baril, le prix de APL était supérieur de plus $3.3 par baril, par rapport au prix de la concurrence notamment de TOTAL.
Samuel Sarr faisait partie des 25 membres de l’ancien régime poursuivis par la Cour de Répression de l’Enrichissement illicite (CREI) pour crimes économiques. Au travers d’une transhumance  déguisée et sous le sceau du contenu local, le sieur dont le passage au niveau de la Senelec et du Ministère en charge de l’énergie laisse de vilains souvenirs, se présente comme chef de file du groupe qui va construire la première centrale à gaz du Sénégal. Ce projet comme les autres projets dans lesquels il a été impliqué, risque de devenir le nouveau scandale de la longue série de ceux qui ont alimenté la présence de Macky Sall à la tête du Sénégal. Si cette centrale voit le jour, il faudra aussi surveiller de près toutes les procédures d’achat du gaz naturel destiné à alimenter cette centrale. La location nébuleuse de la barge de Karpowership (250 MW) et d’un nouveau FSRU confiés à une compagnie d’Abu Dhabi sans expérience dans l’exportation du gaz naturel figurent parmi les choix malheureux du régime de Macky Sall pour le secteur de l’électricité.
Ces choix sont de nature à augmenter les charges d’exploitation de la Senelec, à faire grimper de manière exponentielle les structures de la base tarifaire, ce qui pourrait augmenter soit les prix de l’électricité, soit le volume de la compensation versée par le Trésor public. Les coûts de l’électricité sont déterminants pour l’attractivité et la compétitivité de toute économie, au Sénégal où les coûts du kWh sont parmi les plus chers au monde, les investissements précités vont augmenter les charges d’exploitation, augmenter aussi la des populations par les factures et va concourir à l’appauvrissement des ménages.
Il est à soupçonner qu’après sa gestion désastreuse de nos ressources pétrolières et gazières, que le Président Sall, à travers sa loi de contenu local, veut inviter une partie du secteur privé national au partage du “gâteau” dans le dessein de masquer ces errements et d’amuser la galerie. Le choix de Samuel Sarr comme tête de file de ce projet de 300 MW “gas to power” est une marque supplémentaire du manque de considération du président Sall pour tout ce qui concerne la défense des intérêts économiques de la nation senegalaise.
LA CELLULE DES CADRES DE LA REPUBLIQUE DES VALEURS

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *