Suite aux déclarations du premier ministre sénégalais Ousmane Sonko selon lesquelles le gouvernement précédent a «menti» au peuple, en sous- estimant la dette et le déficit public, l’universitaire Pr Amath, professeur d’Economie à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (UCAD), apporte des éclaircissements importants.

Déficit budgétaire et dette publique au Sénégal : quels sont les bons chiffres ?

à la une Eco-Finance

Par Pr Amath Ndiaye

Suite aux déclarations du premier ministre sénégalais Ousmane Sonko selon lesquelles le gouvernement précédent a «menti» au peuple, en sous- estimant la dette et le déficit public, l’universitaire Pr Amath Ndiaye, professeur d’Economie à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (UCAD), apporte des éclaircissements importants.

Selon le gouvernement, « le rapport sur la situation des finances publiques a révélé que la dette publique du Sénégal et le déficit budgétaire ont été plus élevés que ce qui a été publié par les autorités sortantes durant la période 2019-2023».« Le déficit budgétaire a été annoncé à une moyenne de 5,5% du PIB sur la période 2019-2023. Mais en réalité, il a été en moyenne de 10,4 %, soit près du double », explique le ministre de l’Économie du Plan et de la Coopération.

Ces graves accusations ne peuvent nous laisser indifférents car c’est la crédibilité économique et financière du Sénégal qui risque de prendre un coup, si ce n’est déjà fait. Notre contribution technique, ici en quelques lignes, consiste à faire avancer débat et la compréhension des questions de finances publiques.

Tout d’abord, à la décharge du gouvernement sortant, la cour des comptes dans son rapport définitif d’audit financier de la dette publique d’Août 2022 avait validé les encours de la dette des années 2019 et 2020. Ils étaient respectivement de 7825 et 8903 milliards CFA ; c’est dire 56,64% et 63,56% du PIB. Pour ces deux années, doit-on en déduire que le gouvernement actuel est en porte à faux avec la Cour des Comptes ?

I – Faiblesse de la coordination de la gestion de la dette publique : les données sur la dette ne sont pas uniformes

Il existe plusieurs entités chargées de la gestion de la dette publique, parmi lesquelles nous pouvons citer la Direction de la dette publique (DDP), le Comité national de la dette publique (CNDP), la Direction de l’ordonnancement des Dépenses publiques (DODP), pour ne citer que les plus importantes.

La DODP, direction névralgique et stratégique, permet ainsi à la Direction Générale du Budget (DGB), en plus des activités traditionnelles d’ordonnancement des dépenses au profit des ministères, d’intervenir depuis la phase amont de recherche de financement des projets et programmes de développement jusqu’à la phase aval de signature et de mise en œuvre des conventions de financement. Elle est aussi chargée d’appuyer et d’accompagner les Unités de Gestion de Projets (UGP) pour apporter une meilleure qualité dans l’exécution financière et physique des projets et programmes, de coordonner les audits comptables et financiers les concernant, de veiller au suivi des activités et recommandations dans le cadre des missions de supervision ainsi qu’à la production de tous les documents contractuels retenus dans le cadre des accords de financement et de mettre à la disposition du département les statistiques nécessaires sur les tirages sur ressources extérieures, dans le cadre de l’élaboration des documents économiques et financiers.

Bien que la DODP soit incontournable, Il subsiste des difficultés de coordination entre les différentes structures chargées de la gestion de la dette. Ces difficultés sont à l’origine de discordance dans les statistiques de la dette ; c’est ce que relève la Cour des comptes dans son Rapport définitif d’audit financier de la dette publique d’Août 2022.

La Cour y souligne qu’il existe aussi des difficultés dans la transmission, par le Ministère de l’Economie du Plan et de la Coopération (MEPC), des conventions de financement à la Direction de la dette publique (DDP).

Les prêts-projets sont des prêts directs accordés à l’Etat du Sénégal pour le financement d’un investissement préalablement défini ou d’un ensemble d’investissements connexes. Ils sont régis par des conventions signées avec des partenaires après des négociations concluantes. Leur mise en vigueur est conditionnée, en particulier, à la délivrance de l’avis juridique de la Cour Suprême et par l’attestation de non dépassement du plafond d’endettement fixé dans la loi de finances.

Les principales insuffisances relevées dans le traitement des prêts-projets ont trait aux écarts entre les fichiers de suivi des différentes structures impliquées dans la gestion de la dette et à la non concordance des tirages sur prêts-projets entre la DDP et la DODP. En 2020 par exemple, concernant ces tirages, la Cour révèle qu’il y avait 101, 9 milliards CFA d’écarts entre les chiffres de de DDP et ceux de la DODP. Dans ces conditions quel est le bon chiffre à prendre pour le gouvernement ?

En outre, ce sont les informations fournies par la DODP qui alimentent le tableau des opérations financières de l’Etat (TOFE) et les lois de règlement. Ce qui veut dire, que malgré les divergences sur les chiffres, les tirages sur prêts-projets sont effectivement comptabilisés dans le TOFE et sont pris en compte pour la détermination du déficit budgétaire.

De ce point de vue, selon le Rapport d’exécution budgétaire trimestre 4 2023, les recettes du budget général mobilisées au 31 décembre 2023 s’élèvent à 3 907,84 milliards FCFA, soit un taux d’exécution de 111,7% des prévisions de la Loi de Finances Initiale 2023. Les dépenses du budget de l’État (base prise en charge) sont réalisées à hauteur de 4 824,95 milliards FCFA représentant 97,66% des crédits ouverts au 31 décembre 2023. Ce qui correspond à un déficit budgétaire effectif de 4, 82%. Tout semble cohérent. Est-ce le cas avec les nouveaux chiffres fournis par le gouvernement actuel ?

II – Incohérence des chiffres

Nous savons que l’encours de la dette est diminué chaque année du service de la dette et augmenté du refinancement de la dette et du déficit budgétaire. Le refinancement de la dette consiste à s’endetter pour payer des dettes.

Partant des déclarations du nouveau gouvernement, le déficit budgétaire masqué ou non déclaré, sur la période 2019 à 2023, est en moyenne de 4,9% par an ; ce qui correspond à un montant total de 3890 milliards de Francs CFA (voir tableau ci-dessous). Donc la dette de l’Administration Publique devrait augmenter de 3890 milliards en principal au lieu des 1892 milliards annoncés par le nouveau gouvernement actuel. Il y a une différence de 1998 milliards non expliquée ! Et sil’on prend en compte les intérêts, ce montant sera dépassé.

Une autre incohérence peut être notée à travers la dernière revue économique conjointe du FMI et du gouvernement. On y dit que « les perspectives macroéconomiques pour le reste de l’année 2024 restent difficiles. …En l’absence de mesures budgétaires supplémentaires, le déficit devrait dépasser 7,5 % du PIB, bien au-delà des 3,9 % prévus dans le budget initial ».Donc, puisque la situation des finances publiques est entrain de se détériorer, on devrait s’attendre à un déficit budgétaire de plus de 10,5% au lieu de 7,5%. Le gouvernement doit éclairer notre lanterne et nous dire comment peut-on passer d’un déficit de 10,5% en 2023 à 7,5% en 2024, alors que la situation des finances publiques est entrain se détériorer en 2024 ?

Une autre incohérence peut être relevée par rapport au taux du déficit budgétaire retenu dans la Stratégie Nationale de Développent (SND 2025-2029) dont le document vient de paraitre, il y a quelques jours. Le gouvernement y affirme quele « déficit budgétaire était en moyenne de 4,9% sur la période 2014 – 2023 ». Il y a là une grosse contradiction dans le fait d’annoncer, deux taux de déficit budgétaire si différents : 4,9% d’une part et 10,4% pour la période 2019-2023 d’autre part.

Par ailleurs, le cadrage macro-financier de la SND 2025 – 2029 est basé sur un déficit budgétaire moyen de 3% et dès 2025. On peut douter du réalisme de cet objectif car on ne voit pas comment le déficit budgétaire de 10,4% pourra faire un saut périlleux pour atterrir à 3% en 2025 ! A titre de comparaison, la France peine à revenir à 3%. Le déficit public y est passé de 6,6 % en 2021 à 4,8 % en 2022 pour remonter à 5,5 % en 2023. Ainsi, la France prévoit, dans sa trajectoire de résorption du déficit budgétaire, de passer sous le seuil de 3 % de PIB à horizon 2027.

Quant au Sénégal, Il n’est possible de réussir ce saut périlleux– c’est-à-dire passer de 10,4% en 2023 à 3% en 2025 – qu’avec un plan d’austérité inédit que les sénégalais devront endurer. En attendant, Il va falloir réviser les chiffres de la SND 2025 -2029 basée sur un déficit budgétaire de 3%.

On peut diverger sur le montant de l’encours de la dette pour des raisons liées à la transmission des documents et des informations financières, ou même pour d’autres raisons douteuses sur le plan éthique. On peut aussi, ex ante, remettre en cause la sincérité d’un budget mais, ex post, le budget établi sur la base des décaissements reste un document comptable fiable pour déterminer le déficit budgétaire.

 

Professeur d’Economie à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (UCAD)

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