Le lait sénégalais à la peine face à la concurrence européenne

Eco-Finance

Le lait consommé au Sénégal provient essentiellement de l’Union européenne. Le pays compte pourtant 200 000 éleveurs. Mais faute d’une filière laitière structurée et à cause de taxes qui leur sont défavorables, ils peinent à peser face au mastodonte européen.

Rfi

En ce dimanche matin, Kabatoki somnole encore. Du moins en apparence. Car à l’intérieur de ce petit village de parpaings à la sortie de Kaolack, la journée a déjà commencé pour la famille Ka. Il est 8h, l’heure de la traite. Une vingtaine de vaches blanches aux longues cornes attendent sur un bout de friche que trois femmes viennent tirer leur lait. La récolte est maigre. En saison sèche, chacune de ces bêtes produit un litre par jour. Pendant la saison des pluies, les Ka peuvent en espérer le double. Une partie est gardée pour la consommation familiale, le reste sera vendu en ville, sur les marchés ou au porte-à-porte, à 600 FCFA le litre.

Le troupeau quitte ensuite le village, conduit par deux gamins. Il ne rentrera qu’au crépuscule. Au Sénégal, l’élevage est une affaire de famille. Les hommes s’occupent de la gestion et des soins, les femmes de la traite, de la pasteurisation et de la vente du lait, les enfants de conduire les bêtes au pâturage. Chacun son rôle. Et les Ka ne dérogent pas à la règle.

Cette famille peule s’est installée ici il y a trente ans, mettant fin à des siècles de transhumance entre le nord et le centre du pays pour trouver de quoi nourrir le bétail. « L’usine Sonacos (la Société nationale de commercialisation des oléagineux du Sénégal, ndlr) qui est juste à côté distribuait gratuitement des arachides et du coton, alors on est restés, raconte Ahmed, le petit-fils du patriarche. Désormais, c’est l’école qui fixe les familles. » Issu de la première génération sédentaire, il est lui-même instituteur à l’école du village.

Quand l’UE participe au développement du secteur laitier sénégalais

Les Ka font partie des quelque 3 000 bénéficiaires sénégalais du programme Amprolait, un projet cofinancé par l’Union européenne et le Canada visant à développer la productivité et la compétitivité du secteur du lait de vache en Afrique de l’Ouest et Centrale. Le défi est de taille. Certes, le pays compte 300 000 vaches, soit autant que la France par rapport au nombre d’habitants. Mais à cause de carences alimentaires et pour des raisons génétiques, les vaches sénégalaises ne produisent en moyenne que 300 litres par an, bien loin des 7 000 litres des races européennes.

« Le programme Amprolait a pour objectif de développer l’élevage moderne, c’est-à-dire un élevage où les bêtes sont gardées dans une étable qui respecte des normes d’hygiène et bénéficient d’un suivi sanitaire », explique Adama Sow, la présidente de la Plateforme d’innovation, chargée de la mise en œuvre du programme. Pendant quatre ans, de 2012 à 2016, les éleveurs de la région de Kaolack ont suivi des formations sur l’alimentation et la reproduction du bétail, et le conditionnement du lait. Pour l’heure, seuls 49 d’entre eux se sont convertis à l’élevage moderne. Beaucoup d’autres ont entamé la transition de l’élevage traditionnel vers l’élevage moderne, en conservant une partie de leur troupeau à l’étable et laissant l’autre en pâturage.

A quelques kilomètres de là, dans le village de Latmengue, Doudou Faye fait figure de bon élève. « J’ai toujours été curieux, assure-t-il. Quand le programme Amprolait est arrivé, j’étais déjà impliqué ». Il y a vingt ans, il s’était porté volontaire pour intégrer un programme expérimental d’Etat visant à améliorer le potentiel laitier des vaches de race sénégalaise grâce à l’insémination artificielle. « Quand je me suis lancé, je ne croyais pas cela possible », avoue-t-il. A l’époque, Doudou Faye était technicien à la Sonacos, mais il possédait déjà une trentaine de vaches. Une forme d’épargne, dit-il. Et un moyen d’entretenir sa passion pour l’élevage à laquelle il se consacre désormais à plein temps.

Dans la petite étable située au fond de sa ferme, quatre bêtes ruminent paisiblement. Les autres sont dehors pour la journée. Doudou Faye préférerait garder tout son troupeau à l’étable. Les vaches en stabulation sont plus saines, produisent davantage et vêlent plus souvent. Mais cela nécessite des moyens plus importants : il faut de la place, du fourrage, le matériel pour le récolter et du grain pour compléter l’alimentation du bétail. Avec ces quatre vaches, Doudou Faye parvient tout de même à obtenir 20 litres de lait par jour. Inutile d’en produire davantage, il ne parviendrait pas à l’écouler. La laiterie de Kaolack qui pourrait l’y aider est à l’abandon depuis bientôt huit ans. Incapables de s’entendre, les organisations d’éleveurs n’ont pas encore décidé qui en aurait la gestion.

Une concurrence déséquilibrée

Les ambitions sont pourtant là. Doudou Faye souhaiterait que les éleveurs de la région de Kaolack parviennent à être plus compétitifs par rapport au lait d’importation européen afin de permettre au Sénégal de réduire ses dépenses. Malgré les programmes d’aide et les millions de francs CFA investis par les pouvoirs publics pour développer la filière, ce désir semble relever de l’utopie. Car face aux exploitations familiales sénégalaises encore mal structurées se dresse une machine de guerre industrielle soutenue par la puissance économique de l’Union européenne, qui inonde le pays de lait en poudre bon marché.

Subventionnés par la politique agricole commune et libérés des quotas laitiers, les producteurs européens ont pu trouver en Afrique de l’Ouest un marché en plein essor, boosté par une population croissante. Sans compter qu’au Sénégal, le lait d’importation profite d’une politique douanière avantageuse : il est taxé à 5 %, contre 8 % pour le lait de collecte. Quelque 25 000 tonnes sont ainsi importées chaque année, soit 90 % de la consommation nationale.

Le phénomène pourrait d’ailleurs bien s’accentuer avec les Accords de partenariat économique (APE) que la Commission européenne est accusée de vouloir imposer à l’Afrique de l’Ouest et que Dakar a signés en mai 2016. Renommés par certains « Accords de pendaison économique » ou qualifiés de « baiser mortel de l’Europe à l’Afrique », ces accords de libre-échange menacent de faire tomber la frêle barrière douanière encore existante, provoquer une explosion des importations de lait en poudre et réduire à néant le développement de la filière locale.

La Laiterie du berger menacée par les taxes

« Si cela permet à la population la plus pauvre d’acheter du lait, c’est pas mal », tempère Bagoré Bathily. En 2006, ce vétérinaire franco-sénégalais a créé la Laiterie du berger pour développer le lait de collecte et aider les éleveurs peuls du nord du pays à trouver des débouchés. Aujourd’hui, ses neuf collecteurs sillonnent deux fois par jour les environs de Richard-Toll pour recueillir la production des 400 éleveurs partenaires. Si à 225 FCFA le litre, les tarifs appliqués par la Laiterie sont plus de deux fois inférieurs à ceux pratiqués sur les marchés, ils garantissent aux éleveurs un revenu régulier qui leur permet d’acheter de quoi nourrir le bétail. Dès lors, plus besoin pour eux de transhumer pour assurer la survie du troupeau. « Après dix ans d’existence de la Laiterie, la transhumance a beaucoup baissé », constate Bagoré Bathily.

L’entrepreneur veut maintenant passer à la vitesse supérieure. Une ferme-pilote, entièrement consacrée à parfaire les techniques d’élevage pour améliorer la production laitière, a été construite il y a deux ans à quelques kilomètres de Richard-Toll. Vingt-six vaches s’y trouvent, toutes issues de croisements avec des races européennes ou brésiliennes. A terme, Bagoré Bathily voudrait que les enfants d’éleveurs viennent s’y former en stage. L’entrepreneur souhaiterait aussi que ses fournisseurs s’organisent en coopérative, ce qui leur faciliterait, dit-il, l’accès aux terres, à l’eau et aux services de soin et d’alimentation pour qu’ils puissent à terme collecter eux-mêmes le lait et le vendre à la Laiterie du berger. Une stratégie gagnant-gagnant : les éleveurs gagneraient en autonomie et l’entreprise augmenterait ses marges.

Etranglée par les taxes sur le lait de collecte, la Laiterie du berger peine à réaliser des bénéfices. Après dix années de croissance continue, l’entreprise traverse aujourd’hui une mauvaise passe. Un récent redressement fiscal l’a contraint à réduire de moitié le nombre de ses fournisseurs, passant de 800 à 400. Depuis, 500 000 euros de dons destinés à construire de nouveaux centres de collecte ont été gelés.

Une situation qui inquiète Abou Sow. Cet éleveur de la communauté rurale de Mery, à 40 kilomètres de Richard-Toll, a commencé à vendre son lait à la Laiterie du berger en 2009. Allongé sous l’auvent en paille tressée de sa petite maison, il raconte : « Grâce à la Laiterie, j’ai arrêté la transhumance. J’ai pu envoyer mes enfants à l’école et participer à la vie publique. Avant de me sédentariser, je ne me sentais pas concerné par les élections ; maintenant, je peux voter. » La veille, il a profité de la tournée du président sénégalais Macky Sall dans la région pour l’interpeller sur la question des taxes. « Il a dit qu’il allait les supprimer », rapporte-t-il. Le temps presse. Si la diminution de la collecte continue, Abou Sow craint de ne plus avoir de revenus suffisants pour acheter l’alimentation des bêtes. Il sera alors contraint de reprendre la transhumance.

 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *