Par Philippe Abraham TINE, enseignant-chercheur à l’UCAD
Monsieur le Ministre,
Par un communiqué de presse daté du vendredi 3 mai 2019, vous prenez position, avec un empressement déconcertant, sur un débat que vous savez dévoyé de son essence, en mettant au banc des accusés l’Institution Sainte Jeanne D’Arc que, courageusement, vous ne citez pas.
En ce qui nous concerne, après avoir pris le temps d’obtenir la bonne information et d’examiner la situation avec responsabilité et discernement, nous vous répondons dans les mêmes formes en vous interpellant directement.
➢ La congrégation Saint Joseph de Cluny fière de mériter la confiance des sénégalais depuis 200 ans. Pour rappel, le jubilé des 200 ans de présence au Sénégal des sœurs de Saint Joseph de Cluny sera clôturé les 11 et 12 mai 2019. Une si longue période de service au profit des citoyens explique la grande responsabilité dans la démarche dette congrégation qui a formé plusieurs générations de sénégalais. C’est pourquoi avant toute chose, nous laïcs de l’Église catholique, tenons à remercier tous les sénégalais de toute culture, religion, ethnie et condition sociale pour leur témoignage d’affection et de soutien. Ces remerciements sont renouvelés aux parents qui ont fait le choix de confier aux structures de l’enseignement privé catholique, ce qu’ils ont de plus cher, à savoir l’éducation de leurs enfants. À cet égard, nous avons été particulièrement touchés par l’élan de sympathie et de soutien des citoyens de tout bord à l’endroit de l’Institution Sainte Jeanne D’Arc (ISJA).
Ces réactions, en particulier celles des guides et personnalités religieux, ont permis de se rendre compte que ce qui a été présenté comme une mesure d’intolérance religieuse n’est nullement établi ni perçu comme telle par nos concitoyens de toute obédience.
➢ Le contexte de la mesure d’uniformiser le port de l’uniforme à l’ISJA. De quoi s’est-il agi concrètement ? La congrégation des Sœurs de Saint Joseph de Cluny gère plusieurs écoles et instituts avec une riche expérience et expertise dans le milieu scolaire. Elle obéit à un PROJET ÉDUCATIF ADOSSÉ AUX VALEURS DE L’ÉGLISE et conforme aux principes constitutionnels.
Depuis un certain temps, les responsables de l’Institution Sainte Jeanne D’Arc de Dakar ont observé des comportements et des pratiques « sectaires » en déphasage avec le caractère laïc de l’État du Sénégal et le VIVRE ENSEMBLE prôné en milieu scolaire. C’est ainsi qu’il a été relevé que certains élèves, identifiables à partir de leur port vestimentaire, se regroupent par affinité et se démarquent de leurs autres camarades. Ces comportements remettent en cause l’impossibilité, jusque-là de mise, de distinguer, de manière visuelle comme comportementale, dans les écoles catholiques, les différences de culture, de religion et de condition sociale entre les élèves.
De plus, au-delà du cas de l’Institution Sainte Jeanne D’Arc, il n’est pas admissible de permettre dans les écoles privées catholiques les tendances comportementales de certains élèves consistant à refuser de :
✓ serrer la main de leurs camarades et de leurs formateurs de sexe opposé ;
✓ s’asseoir à côté et sur les mêmes tables-bancs que leurs camarades de sexe opposé ou sur les mêmes bancs dans la cour de récréation ;
✓ faire l’éducation physique dans la tenue réglementaire de l’école ;
✓ se faire suivre ou précéder immédiatement dans les rangs par des camarades de sexe opposé ;
✓ porter strictement la tenue de l’école conformément au règlement intérieur.
Assurément, de tels comportements ne correspondent ni à la laïcité de l’école, ni au VIVRE ENSEMBLE, ni aux VALEURS CHRÉTIENNES qui fondent l’enseignement privé catholique. Assumeriez-vous le fait de les défendre, en vous en prenant à l’Institution Sainte Jeanne D’Arc, alors qu’ils contreviennent manifestement aux principes de la Constitution sénégalaise et de la loi d’orientation sur l’éducation nationale que vous invoquez de manière tendancieuse?
À partir de ces constats, plusieurs mesures correctives ont été engagées parmi lesquelles l’uniformisation du port de l’uniforme de l’école. Par égards pour les parents, les responsables de l’ISJA ont initié une démarche d’information et de dialogue pour les avertir des modifications qui interviendront à partir de l’année scolaire 2019-2020. En réponse, un groupe réduit de parents d’élèves a cru devoir établir un rapport de force avec l’administration, à travers une campagne de désinformation.
C’est dans ce contexte que l’Inspectrice d’Académie de Dakar s’est présentée à l’ISJA le jeudi 2 mai 2019, sans prévenir, ignorant que son interlocutrice directe devrait être la Direction diocésaine de l’Enseignement catholique (DIDEC).
Malgré l’attitude inacceptable de l’Inspectrice d’Académie de Dakar, qui a démontré son incapacité à observer la neutralité, l’impartialité et surtout l’obligation de respect qui sont attachées à son rang, les responsables de l’institution Sainte Jeanne D’Arc ont consenti à répondre à sa convocation le vendredi 3 mai 2019. Dans son propos liminaire, ce fonctionnaire a indiqué que la proportion majoritaire des musulmans au Sénégal fait que toutes les femmes devraient être voilées. Ayant ainsi annoncé la couleur, l’ensemble de l’entretien fût mené, en compagnie de ses collaborateurs, avec un parti pris surprenant pour des fonctionnaires d’un État laïc. Cette autorité académique a ainsi promis de faire céder l’ISJA comme elle a déjà réussi à le faire dans une situation similaire à Saint Louis.
De surcroît, le quotidien « le Soleil », dans son édition du même vendredi 3 mai 2019, a traité de la question avec à sa une : « Le voile de la controverse ». Après un traitement au mieux simpliste et de fait plutôt biaisé du sujet, ce quotidien a donné la parole à cette Inspectrice d’Académie qui a prononcé les mêmes mots que l’on retrouve,
Monsieur le Ministre, dans votre communiqué diffusé et repris dans la presse dans la soirée du même jour.
➢ Le sens et la portée de l’uniforme en milieu scolaire en mettant en place des écoles privées catholiques, l’église affirme avec force qu’elle promeut ses valeurs, sans devoir s’excuser de cela auprès de qui que ce soit, mais sans toutefois les imposer à personne. Parmi ces valeurs, figure en bonne place la cohabitation harmonieuse des citoyens, dans le respect de leurs croyances et convictions respectives.
L’uniforme est un levier qui permet d’atteindre ce but. C’est pour cela que les écoles privées catholiques en ont initié l’usage et la généralisation en milieu scolaire, avant que celles publiques ne s’inspirent du succès et des avantages de cette initiative bâtie sur les valeurs catholiques d’amour et de respect du prochain, d’égalité et d’humilité. Depuis lors, la pratique a fait tache d’huile, et le bien-fondé de l’uniforme à l’école ne semble plus à démontrer au Sénégal.
Il est tout de même bon de rappeler qu’au-delà de la décence recherchée dans le port vestimentaire, l’objectif poursuivi avec l’uniforme est principalement de mettre l’accent sur l’apprentissage et la cohésion dans le milieu éducatif, en réduisant à leur plus simple expression toutes les conséquences perverses des différences de statut social, de moyens financiers, d’orientations religieuses et culturelles, etc. Le Larousse définit l’adjectif « uniforme » comme ce « qui a la même forme, le même aspect ; identique » et ce « qui ne présente aucune variété » ; il définit le nom « uniforme » comme un « vêtement de coupe et de couleur réglementaire porté par divers corps de l’État et diverses catégories de personnel ».
À ce dernier égard, il est pertinent de relever que l’uniforme militaire, au Sénégal, ne s’accommode pas de certaines tresses et exclut totalement la possibilité de porter le voile, sans qu’il ne soit venu à l’esprit de quelque autorité publique, à Dieu ne plaise, de s’en prendre à notre chère armée, institution symbolique entre toutes, sur le chapitre d’une prétendue rupture de laïcité, somme toute de mauvais aloi, disons-le sans ambages. Le respect scrupuleux de l’uniforme réglementaire d’une structure n’est donc pas, en soi, facteur d’une rupture du principe de laïcité au Sénégal, comme vous semblez malencontreusement le prétendre dans votre communiqué,
Monsieur le Ministre, sans doute dans le feu de la précipitation, car nous n’oserions imaginer une cause autre ?
➢ La vanité de la parole face à l’action quotidienne de l’Eglise au profit des citoyens sans aucune distinction Dans votre communiqué, vous indexez d’emblée des « actes discriminatoires d’ordre socio culturel qui se manifestent de plus en plus dans l’espace scolaire » en les imputant insidieusement à cette institution privée catholique, sans spécifier en quoi elle serait fautive à vos yeux d’une quelconque violation de la Constitution ainsi que de la loi portant orientation de l’éducation nationale que vous invoquez.
Votre posture est révoltante et dangereuse. En effet, au vu de l’engagement citoyen et républicain de l’Église et des structures qu’elle anime, il est incompréhensible de se laisser influencer par des charlatans d’un nouveau genre pour ne serait-ce que formuler une telle insinuation. L’Église a toujours convaincu, par l’exemple, les véritables acteurs du développement et de la citoyenneté à s’investir résolument et véridiquement, autant ou plus qu’elle-même, au bénéfice des Sénégalais.
À cet égard, il faut préciser que malgré la minorité qu’elle représente au Sénégal, l’Église catholique apparait comme le deuxième pourvoyeur de services publics, après l’État, en matière d’éducation, de santé et d’infrastructures sociales de base, sur toute l’étendue du territoire, au profit des sénégalais et hôtes du pays, de toutes religions, de toutes races, de toutes ethnies, de toutes conditions sociales. À titre illustratif, en plus de la qualité des prestations offertes, il est important de noter trois choses :
– sans les écoles privées catholiques, des dizaines de milliers de sénégalais, de toutes obédiences et toutes conditions, n’auraient plus accès à l’école dès ce jour ;
– sans les structures sanitaires de l’Église, des centaines de milliers de sénégalais, de toutes obédiences et toutes conditions, risqueraient leur vie dès ce jour, faute d’accès à une prise en charge médicale même élémentaire ;
– sans les forages et infrastructures réalisées par des structures d’Église, des centaines de milliers de sénégalais du monde rural, de toutes obédiences et toutes conditions, n’auraient plus accès, dès ce jour, à l’eau potable et à bien d’autres fournitures de services.
Tout cela est manifeste, concret avec une incidence largement positive, pour dire le moins, sur le bien-être des populations sans distinction. Et il faut le dire, tout cela est reconnu et affirmé par les bénéficiaires sénégalais, car nous avons la chance de vivre, Monsieur le Ministre, dans un pays où la parenté et les actes parlent plus fort que les ferments de division ethnique ou religieuse. Si les adeptes du charlatanisme médiatique pouvaient réduire leur verbiage subversif et faire valoir des actes concrets de cette nature, les Sénégalais ne s’en porteraient que mieux. C’est dire que l’Église n’a aucune leçon à recevoir en matière de respect de la liberté de conscience, de services rendus aux citoyens et de promotion du VIVRE ENSEMBLE :
«même qui déteste le lièvre doit lui reconnaître la longueur des oreilles », nous dit un proverbe bien de chez nous et un autre proverbe sérère signifie la même chose : « o fagn na Ngoor o Roog a déb no kolloum, o fagnine fagn fagn fagn ta wathiathia » ; signification : quelle que soit la rancœur que tu nourris envers Ngor tu ne peux empêcher que la pluie tombe sur son champ, l’intensité de ta rancœur ne feras qu’accélérer le rythme des gouttes de pluie.
➢ L’appel à la vigilance et à la responsabilité à l’endroit des pouvoirs publics Monsieur le Ministre, en réagissant d’une façon si épidermique, à travers ce communiqué qui transpire le parti pris sans discernement de vos collaborateurs de l’Inspection d’Académie de Dakar, vous jetez dangereusement en pâture une institution privée catholique dont la préoccupation a juste été et demeure de faire respecter les valeurs chrétiennes qui la fondent et, au-delà, les principes constitutionnels d’égalité, de liberté, de respect mutuel, en somme, le VIVRE ENSEMBLE.
Monsieur le Ministre, en invoquant la loi d’orientation n°91-22 du 30 janvier 1991, vous taisez, à dessein, les dispositions de l’alinéa 2 de son article 4 nées de la modification de ladite loi par la loi n°2004-37 du 15 décembre 2014 qui indique : « Au sein des établissements publics et privés d’enseignement, dans le respect du principe de la laïcité de l’Etat, une éducation religieuse optionnelle peut être proposée. Les parents choisissent librement d’inscrire ou non leurs enfants à cet enseignement ».
Le ton d’apparence courageuse que vous donnez à votre communiqué fait à charge contre une école privée catholique, ne vous inspire visiblement pas la témérité de reprendre des instituts privés confessionnels agréés par vos services et qui, au vu et au su de votre soudaine autorité, n’offrent de condition pour s’y inscrire que la seule obligation de se couvrir la tête, en raison des convictions religieuses qui sont les leurs. L’Église ne les juge point et respecte leurs choix.
Vous, en revanche, Monsieur le Ministre, vous jugez. Vous avez jugé et avez déjà condamné, sans procès, l’école privée catholique qui, à vos yeux pose des « actes discriminatoires », alors que, jamais, elle n’a été prise à défaut dans son engagement à respecter la foi de ses élèves.
A-t-on, en effet, jamais entendu dire ou relever qu’un élève d’une autre religion que celle catholique ait subi une quelconque contrainte ou ait été victime d’une atteinte à sa foi dans nos établissements ? Par contre, des enseignantes d’obédience catholique se voient imposer l’obligation de se couvrir la tête pour pouvoir intervenir dans certains établissements. De même, il nous est plusieurs fois revenu, que dans certaines localités de notre pays, des élèves catholiques sont contraints de suivre des cours d’éducation coranique, en lieu et place de l’initiation à la langue arabe qui est d’ailleurs supposée être facultative, sans possibilité de s’y soustraire. Pour sa part, l’école privée catholique que vous clouez au pilori, dans le respect de la foi de ses élèves, n’imposent point d’enseignement religieux, mais organise, avec responsabilité, des cours de morale au profit des élèves non catholiques. Si tant est que vous êtes réellement préoccupé par le respect de la liberté de foi et de croyance, vous êtes personnellement interpellé sur ces questions.
Dans tous les cas, il y a lieu de noter avec satisfaction, dans votre communiqué, la mention faite de l’article premier de la Constitution qui dispose que : « la République du Sénégal est laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens, sans distinction d’origine, de race, de sexe, de religion. Elle respecte toutes les croyances ».
Nous avons l’honneur de vous croire Monsieur le Ministre, aussi attaché, sinon plus, à cette disposition, que nous ne pourrions nous- mêmes l’être, en raison de votre rang et de votre office : sans doute, l’ampleur du bruit inattendu autour d’une disposition somme toute licite et légitime, aurait-elle contribué à obscurcir votre premier jugement.
Au demeurant, nous vous rappelons, à toutes fins utiles, que les modifications réglementaires sont uniquement astreintes, au moment de leur mise en œuvre, d’observer les caractères général, impersonnel, obligatoire et coercitif de la règle de droit, gage de toute égalité. Comment alors un règlement intérieur d’une école (parce qu’elle est d’obédience catholique), dont le contenu est général et impersonnel et dont le seul objectif est de « promouvoir les valeurs dans lesquelles la nation se reconnaît: « […] la liberté, la démocratie pluraliste et le respect des droits de l’homme, développant le sens moral et civique de ceux qu’elle forme,[…] faire des hommes et des femmes dévoués au bien commun respectueux des lois et des règles de la vie sociale et œuvrant à les améliorer dans le sens de la justice, de l’équité et du respect mutuel» (article 1.2 de la Loi n° 91-22 susvisée), peut-il être vu comme discriminant ?
Dès lors, ni la menace à peine voilée de fermeture de l’Institution Sainte Jeanne D’Arc, ni les appels au retrait d’élèves des établissements catholiques, lancés par des quidams apostats en perte de repères dans leur propre confession, ne nous ébranlent.
En conséquence de tout ce qui précède, nous fidèles laïcs de l’Église catholique du Sénégal, comme la majorité de nos plus-que- frères sénégalais musulmans, soutenons sans réserve l’Institution Sainte Jeanne D’Arc, en particulier, et l’enseignement privé catholique, en général. Nous exprimons notre ferme détermination à les assister dans l’opérationnalisation effective de toutes les mesures tendant à instaurer ou restaurer les principes constitutionnels et les valeurs de l’Église dans leur règlement intérieur.
Si d’aventure, la raison l’emportait sur la passion inutile d’un débat qu’il convient de circonscrire rigoureusement dans le seul cadre de la promotion du VIVRE ENSEMBLE et des valeurs de cohésion sociale, le laïcat catholique, imbu des principes du dialogue, de la concertation et de la paix, demeure ouvert à prospecter toute voie d’apaisement, pour l’intérêt exclusif des populations que sert l’Église.
Que le Ramadan qui vient de commencer soit un moment favorable pour accueillir les bénédictions et les innombrables grâces du Tout- Puissant dans nos cœurs, nos familles, notre pays et notre monde qui a tant besoin de réconfort et de paix!
Que la Sainte Mère du Christ, modèle de bienveillance, jette son doux regard sur le Sénégal en ce mois de mai qui lui est dédié, Amen !
Dakar, le 09 Mai 2019
Le Conseil National du Laïcat du Sénégal
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