“PROPOS D’UN JUGE”

à la une Contribution

Dans cet ouvrage « Propos d’un juge » qui me sert de prétexte pour parler du juge Kéba Mbaye, je ne m’accroche pas simplement sur le parcours professionnel, celui d’un homme qui a atteint ce niveau de maturité enviable, mais plus plutôt à cette dimension humaine, ce parcours personnel et familial, à l’environnement dans lequel il a évolué afin de mieux comprendre les postures de cet homme qui a tenu à être exemplaire en toutes choses.

Fort heureusement, c’est le juge lui-même qui nous offre cette fenêtre permettant d’en savoir davantage. Cet ouvrage annoncé déjà à l’occasion de sa mémorable Leçon inaugurale qu’il a donnée à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar le 14 décembre 2005, ayant pour thème : L’éthique aujourd’hui. Le juge Kéba M’baye dit ceci : « J’ai écrit dans un recueil de discours et d’allocutions que je me propose de publier bientôt, que ce genre de politique est le métier le plus facile du monde. Il ne nécessite ni études, ni apprentissage. ».

Les juristes ne disent-ils pas que l’aveu est la reine des preuves?

On a tendance à garder le meilleur souvenir de Kéba Mbaye en termes d’importance, de renommée et de rôle au niveau de son pays et évidemment à l’échelle du monde et on ne retient que l’image de juge à la tête des juridictions sénégalaises, le juge international, le juge membre du CIO créateur du Tribunal Arbitral du Sport, de réformateur de la Charte de CIO, rédacteur de la Charte Africaine des Droits de l’homme et du peuple, père du système OHADA, ou encore président de cette commission qui a abouti à une réforme du code électoral du sénégalais, celui dont le pouvoir comme l’opposition de l’époque disaient « le meilleur qui soit », sont là entre autres de ses nombreuses fonctions à succès et réalisations.

À travers cet ouvrage, il a livré son regard sur ce que doit être la justice au Sénégal, en Afrique et même au-delà. On y retrouve ses thèmes de prédilection qui ont été traités à diverses occasions notamment l’installation des présidents de la République, les discours prononcés à l’occasion de la rentrée des Cours et Tribunaux etc. ..: C’est donc tout naturellement que l’on retrouve déjà au regard du contexte de l’époque les questions de l’unité nationale, de l’indépendance de la justice qui lui tiennent à cœur, de la démocratie ainsi que des questions éminemment sociétales ayant une ramification sur le terrain du droit .. etc. dans son discours et ses prises de position à l’occasion des moments historiques et solennels de notre nation.

Kéba Mbaye a réellement commencé sa carrière professionnelle d’abord en réussissant le concours des « Commis expéditionnaires », sa première affectation était à Kaolack, sa ville natale « …dans les services du commandant de cercle ». Un choix motivé par le souci de vouloir soutenir sa famille et c’est de là que sa réussite au concours de l’école William Ponty lui a été annoncée par son chef de service qui avait une certaine autorité sur lui. Et il a fallu à ce dernier toute sa capacité de persuasion pour convaincre, voire contraindre le jeune Kéba d’aller chercher mieux au regard de son potentiel.

William Ponty était en ce temps-là, l’école la plus prestigieuse avec une formation de qualité et un enseignement de haut niveau, où les élèves de l’AOF étaient recrutés à partir d’un concours extrêmement sélectif. C’est là où il dit avec le recul avoir passé ses meilleures années.

Il en est sorti avec le diplôme d’instituteur, et avant de rejoindre sa première affectation à Saint-Louis, il lui fallait effectuer son service militaire, car il était français par son père né à Rufisque, une des quatre communes françaises du Sénégal de l’époque.

À Saint-Louis où Kéba Mbaye a passé deux années, il a eu le temps de se fondre dans la population et surtout d’être accepté et même adopté « ils m’ont séduit par leur manière élégante de marcher, de vous aborder, de parler, par leur gentillesse, leurs attitudes empreintes du souci de plaire et de ne pas choquer » et d’ajouter « … c’est là que j’ai compris pourquoi tous les sénégalais fortunés de l’époque rêvaient d’avoir une femme Saint-Louisienne. ».

En dehors de son travail, il a fait partie d’un groupe musical dans lequel il a fini par devenir le chef d’orchestre, cet homme a du talent … Il n’a jamais cessé d’étudier, comme instituteur à St-louis ou comme maître d’internat au Lycée Van Vollen Hoven où il a profité de son temps libre pour passer le baccalauréat; mais aussi comme enseignant à l’école de Thiawlène à Rufisque. Rappelé à Dakar après son excursion Rufisquoise, il a été affecté à un poste qui lui laissait le temps de s’inscrire en licence en droit.

Il n’a jamais cessé de penser à un meilleur statut, gagner davantage afin de mieux aider ses parents et subvenir aux besoins de sa famille, pour cela il s’est véritablement serré la ceinture et s’est beaucoup privé, une chance d’être tombé sur une femme qui le comprenait et le supportait dans toutes ses décisions.

Il a été tour à tour magistrat intérimaire à la Cour d’appel de Dakar, avant de s’envoler à Paris, à l’ENFOM (l’École Nationale de la France d’Outre-mer), à la suite de sa réussite au concours des inspecteurs des contributions directes. À Paris également, il s’était inscrit à la faculté de droit tout en étant à l’ENFOM, école dont il est sorti avec le brevet de magistrat. Et c’est tout naturellement qu’il nous dit que « j’ai choisi d’être magistrat; je le suis devenu et resté. Je n’ai jamais exercé un autre métier … », il y a eu quelques exceptions comme dans toute règle, il a été Chargé de mission au cabinet du Ministre de la France d’Outre-Mer à Paris en 1957, directeur de cabinet du Ministre de la justice de la Fédération du Mali en 1959, Directeur de cabinet du Ministre des transports du Sénégal en 1960mais l’essentiel est ici dit.

Qui peut croire aujourd’hui que cet homme dont on célèbre le nom faisait partie à une époque de « la racaille de Kaolack » avec quelques-uns de ses amis, terme employé par un de ses enseignants pour désigner les élèves de Kaolack qui étaient dans la même situation que lui et s’étaient retrouvés à Dakar. En quittant l’école régionale de Léona à Kaolack où sa scolarité ne s’était pas bien terminée. Ce qui peut paraitre surprenant pour un élève qui a été très bon. Il a su bénéficier de ce qu’on appelle « Le système de sauts de classes m’a rapidement propulsé en moins de quatre ans au cours moyen deuxième année. J’ai alors dormi sur mes lauriers … » en 1939. En conséquence de cela « Le certificat de scolarité qui m’avait été délivré était barré par une mention écrite en rouge de la main de notre Directeur, un français … par des mots péremptoires « scolarité terminée » ». Ce qui était un couperet, annonçant la première peine, la confirmation de la double peine viendra de son père qui a accueilli la « mauvaise nouvelle » avec son « flegme habituel » avec pour tout mot « puisqu’il n’a pas voulu travailler à l’école, eh bien qu’il vienne à l’écurie ; il sera palefrenier ». Pour un père ancien combattant et blessé de guerre, un homme assez dur et strict, éleveur de chevaux qui avait une écurie qui déjà faisait rêver.

Kéba Mbaye en parle avec un certain détachement qui vous pousse à vous demander si cet homme avait envie réellement de devenir magistrat, et d’occuper toutes ces fonctions de responsabilités qui ont fait rêver les plus grands … « quelques-uns de mes amis … m’ont suggéré de publier les textes de ces discours et allocutions … les années ont passé … j’ai fini par céder. J’ai fini par leur donner satisfaction devant leur aimable insistance. ». Une attitude qu’on entendra toute sa vie durant. Le président Senghor a pendant longtemps souhaité le nommer ministre et il a à « chaque fois décliné ». La dernière fois que le juge Kéba Mbaye a su par une indiscrétion que le président Senghor avait décidé de le nommer ministre, il s’est arrangé pour le rencontrer « Dès le début de l’audience, après que je lui ai dit, en y mettant toute la diplomatie dont je suis capable, que j’ai appris qu’il voulait me faire entrer dans le gouvernement, le Président m’a fait savoir en fronçant un peu les sourcils et avec un ton grave : « mon cher Président, cette fois, il faut venir nous aider » ». Ses arguments ont été imparables face au Président qui a fini par abdiquer.

De sa bouche encore à l’occasion de sa mémorable Leçon inaugurale qu’il a donnée à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar le 14 décembre notamment dans son introduction. En rendant hommage au ministre de l’éducation nationale, au recteur et à l’ensemble des universitaires, « … un mur de soutien intellectuel et moral qui protège ses efforts et fortifie ses succès ». Toujours dans cette posture d’humilité et de modestie, il a tenu à rappeler en rendant hommage aux deux personnalités invitées successivement les deux années précédentes avant lui, un universitaire et un homme d’État, l’un étant « … le serviteur de la science … soldat de la raison … s’évertue à ne pas sortir du chemin de la science. » et l’autre « l’homme d’État l’Otage de la prudence … le porte-parole du peuple donc de l’opinion … porte le fardeau du souvenir de ses promesses que ses électeurs gardent précieusement dans leur mémoire. » tout ceci pour sans doute se démarquer en prenant ses marques et montrer qu’il n’est ni dans une posture de charmer qui que ce soit, ni d’essayer de plaire … sa seule fidélité est sa conscience basée sur son expérience de praticien, son éducation, son parcours de vie, sa foi et à l’éthique à laquelle il accordait une importance vitale, il ne faisait pas qu’en parler. Justement en parlant de son parcours, il y revient avec une simplicité et une franchise qui donnent le tempo de ce qu’il a lui-même appelé « Graine de Juge ». En effet et c’est pour moi le plus grand enseignement finalement.

L’homme semblait avoir un grand sens de l’humour et cela se voyait dans toutes ses interventions malgré le caractère solennel des événements ou le sérieux des sujets traités. Il en fera quelques illustrations à l’occasion de sa leçon inaugurale « L’inviter à prononcer une leçon inaugurale dans ce sanctuaire de la pensée et de la parole c’est courir un risque, surtout s’il se trouve que l’invité en question a atteint un âge canonique où, selon certains oulémas, Dieu lui-même est indulgent à son égard. Conséquence, les hommes n’ont pas d’autre choix que de fermer les yeux et les oreilles sur ses erreurs de pensée et d’expression. Mais rassurez-vous Monsieur le Recteur, je m’arrangerai pour qu’à la fin de cette leçon nous ne soyons pas, vous et moi, convoqués à la DIC. ». Comme magistrat également « Il arrivai à des prévenus à L’audience de réciter quelque chose, de cracher sur leur auriculaire et de pointer vers moi pour atténuer la virulence de mes réquisitions » Je souriais sous cape car ma mère m’avait « blindé » du côté maraboutage ».

Le constat que j’en fais en définitive est celui d’un jeune garçon très attaché à sa mère couturière qui travaillait beaucoup, jusque tard dans la soirée, il tenait à être à ses côtés, il semblait être son ange gardien et rien de sa mère ne lui échappait même pas un geste. Il y’avait une relation fusionnelle qui a accompagnée l’homme adulte jusqu’à la fin de sa vie « Dans mes souvenirs, ces nuits où nous étions seuls elle et moi me sont restées gravées dans l’esprit et l’émotion m’envahit dès que j’y pense. »

Nous sommes toujours dans le pays où il avait su gagner « le prix de l’applaudimètre » parvenant à la fois charmer un peuple devant sa représentation la plus intellectuellement élevée, devant ce parterre de grands esprits qui sont tous tombés sans exception sous le charme du discours sur l’éthique avec cette touche d’humour, qui souvent permet de mieux faire passer des messages vitaux, des vérités pas toujours bonnes à dire sous nos tropiques et ils en sont tous intimement persuadés. Mais personne hélas ou très peu en ont fait un leitmotiv de vie. Et pourtant les grands maitres de l’art oratoire ont des leçons à prendre, non pas juste à cause de son éloquence, de sa pertinence, mais surtout grâce aussi de la justesse des mots choisis et mis sur la balance symbole de la justice pour mieux les peser. Tout cela bien entendu avec humilité et un humour rare même s’il a nié le fait de « suer sur sa copie ».

Cet homme n’a jamais rien demandé et il a quasiment tout obtenu. Il n’a jamais oublié ses origines plus que modestes et il a gardé sa vie durant une fidélité enfantine à sa mère au-delà de tout ce l’on peut imaginer et c’est finalement cela le véritable carburant de sa vie. Il vouait une admiration à son épouse et un amour inconditionnel à ses enfants pour qui il voulait le meilleur en termes d’éducation, de formation, de repères éthiques et de références morales dans une discipline non négociable. Cette famille pour laquelle il a « sacrifié les tentations … (politique, polygamie) qui attiraient les jeunes gens de ma génération ».

Et on ne pouvait s’attendre à moins d’un disciple de Serigne Abdoul Aziz Sy Dabakh et fils spirituel de Isaac Forster qu’il a remplacé à la présidence de la Cour suprême.

Un tel homme mériterait qu’une grande université ou une institution représentative du pays porte son nom! Ne serait-ce que de façon symbolique, cette année qui consacre le centième anniversaire de la naissance de Kéba Mbaye devrait être célébré afin de mieux rappeler son héritage.

Moussa Bèye

Montréal ce 13-décembre-2024

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