Par Abdoul MBAYE, ancien Premier ministre
En visite au Sénégal, une mission du FMI a conclu un accord de principe avec le Sénégal au titre de l’Instrument de Coordination des Politiques Économiques (ICPE) introduit par le FMI en 2017 pour soutenir les pays qui peuvent bénéficier de son accompagnement dans le cadre d’un programme, sans avoir besoin d’un soutien financier de sa part. La lecture du communiqué du FMI publié à cette occasion le 23 septembre 2019 laisse perplexe, tant il ressemble davantage à un texte rédigé par des diplomates plutôt que par des économistes. Son analyse oblige donc à s’interroger sur le sens des oublis, les temps de conjugaison utilisés, sans omettre quelques contradictions économiques et financières.
Cette analyse est d’autant plus nécessaire que plusieurs se sont empressés d’en considérer le contenu comme un satisfecit délivré par le FMI à la politique économique du Sénégal. Une telle attitude à caractère hautement politique ne saurait bien entendu ne pas provoquer réplique. L’objectivité économique n’empêchera toutefois pas de relever les quelques raisons de satisfaction du FMI.
Les oublis
Les oublis ne sont jamais neutres. Ils visent au moins à ne pas provoquer d’interrogations gênantes de la part d’administrateurs du FMI auxquels la décision finale reviendra. L’accompagnement du FMI devrait porter sur la mise en œuvre d’un programme économique baptisé « Phase 2 du PSE ». Mais nulle part la phase 1 de ce même Plan Sénégal Émergent (PSE) et son bilan ne sont évoqués. La raison est celle d’un échec sur lequel in ne serait pas convenable de s’étendre ; il s’agit non pas de celui d’une « phase 1 du PSE » qui n’a jamais existé, mais du début de la mise en œuvre de ce PSE.
En bonne intelligence, l’oubli de ces premières années pourrait se justifier dès lors qu’elles ont été un échec au plan des objectifs majeurs du PSE malgré des taux de croissance annoncés que nous avons dénoncés comme factices, construits et élaborés par un organisme placé sous la direction d’un haut responsable du parti au pouvoir. En tout état de cause, l’entrée dans une pré-émergence ne s’apprécie pas au regard d’un taux de croissance, mais à la construction de fondamentaux qui donnent une assise à une croissance durable.
Or ces fondamentaux n’ont pu être bâtis au cours des premières années du PSE: le renforcement du capital humain n’a pas eu lieu ; l’amélioration de l’environnement des affaires devant porter l’accroissement du rôle du secteur privé dans l’accélération de la croissance a été absent ; la compétitivité de l’économie ne s’est pas renforcée de manière significative à la faveur notamment d’une énergie qui demeure trop chère et insuffisamment disponible ; la diversification de l’économie n’a pas eu lieu, le développement de l’industrie et la diversification des exportations sont au point mort ; les infrastructures réalisées n’ont pas été pensées dans l’objectif de construire de la compétitivité mais plutôt pour la satisfaction d’égos politiciens et en vue de projeter l’image d’un « président bâtisseur » dans la perspective de futures élections. Un TER ayant coûté plus d’un milliard de dollars US poussiéreux avant d’avoir commencé à rouler, et des avions Airbus neo acquis à des coûts supérieurs contre l’avis du rédacteur du business plan d’un quatrième « Air Sénégal » ne sont que quelques cas choisis pour le prouver.
Par contre, les fondamentaux n’ayant pu être réalisés, les mauvaises directions prises compliquent grandement le démarrage de cette phase 2 du PSE qui doit continuer de reposer sur les mêmes bases que celles qui furent définies comme indispensables à l’émergence du Sénégal. Et c’est pour cette raison que l’oubli du FMI devient blâmable car il permet de taire l’évidence suivante : il est bien plus difficile de construire les bases de l’émergence aujourd’hui que cela ne l’était en 2014, date du début du PSE.
Pourquoi ? Ces dernières années, la dépense publique a été le moteur de la croissance économique du Sénégal. L’endettement public pour assurer le financement d’infrastructures sans incidences sur l’amélioration de la productivité du secteur privé ne permet toutefois pas à ce dernier d’assurer le relais nécessaire tel que souhaité par le FMI et déclaré comme engagement pris dans le cadre de la phase 2 du PSE. Le secteur public s’est essoufflé avant de pouvoir passer le « témoin » au secteur privé auquel il est demandé de prendre de la vitesse après lui avoir posé une jambe de bois.
L’objectif du maintien de la viabilité des finances publiques à laquelle le FMI tient par-dessus tout (« nécessité́ de prendre en charge les précédents engagements financiers de l’Etat » peut-on lire dans le communiqué) impose de s’éloigner de la recherche de certains fondamentaux et de suivre la voie d’un accroissement des recettes de l’État sachant que ces dernières ne peuvent provenir d’une croissance économique soutenue dont on rappelle qu’elle est une invention statistique. En relevant le prix des produits pétroliers, et plus tard ceux de l’électricité (dans l’attente de connaître les détails de cette « opération ponctuelle visant à régler les obligations impayées vis-à-vis de la société́ nationale d’électricité́, Senelec ») le Sénégal emprunte un chemin contraire à celui qui conduirait à la compétitivité du secteur privé. En refusant d’examiner les causes de l’absence de compétitivité de la Senelec, le choix est plutôt fait de sacrifier celle du secteur privé tout entier d’une part et de réduire la demande des ménages qui porte le marché des entreprises d’autre part.
Ce choix participe des conséquences d’une politique d’endettement extérieur excessif que nous avions annoncées inéluctables dans un article du 10 décembre 2017. Nous craignions déjà un phénomène « d’éviction du secteur privé national » et prévenions de « la possibilité de la mise en branle d’un processus de mort économique lente : l’émergence économique d’une nation ne peut exclure son secteur privé ; le détruire c’est transformer toute croissance en chimère. »
En effet, rééquilibrer les comptes publics pour respecter les échéances d’une dette extérieure, excessive parce que non raisonnable, par relèvement de la taxation des produits pétroliers ne peut qu’alimenter une régression économique. Cette option d’ajustement déflationniste est d’ailleurs confirmée par le relèvement des droits de douanes qui vient de motiver des grèves de commerçants n’arrivant plus à vendre leurs marchandises. La cause n’en est pas uniquement le relèvement de ces droits particuliers, mais plutôt l’abaissement global du pouvoir d’achat des ménages suite à l’ensemble des mesures visant à « maintenir la viabilité́ des finances publiques et la soutenabilité́ de la dette à moyen terme » (cf communiqué).
Il pourrait être retenu, puisqu’il figure au nombre des engagements pris par l’État du Sénégal « le règlement de ses obligations envers le secteur privé » (cf communiqué) comme moyen de le soulager et lui redonner quelques couleurs. Il est toutefois certain que cet engagement figure à un rang de priorité secondaire par rapport à celui de la dette externe. Le dégonflement des arriérés de règlement des factures du secteur privé souffrira assurément d’un mauvais rang de priorité, le temps que les recettes de l’Etat augmentent ; le FMI existe pour se soucier d’abord du respect des engagements internationaux avant ceux intérieurs. Rappelons aussi que cette hypothèse de dégonflement des arriérés internes repose sur des résultats attendus de ponctions fiscales en augmentation à opérer sur ledit secteur et qui prennent dans l’immédiat la forme d’un acharnement par des redressements fiscaux dont toutes les entreprises se plaignent.
Par un curieux retournement de situation, notre article du 10 décembre 2017 avait été inspiré par des observations du Président de la République faites à l’occasion de la revue annuelle conjointe de la politique économique et sociale tenue au palais présidentiel au début du mois de décembre 2017. La presse l’avait décrit « excédé par le débat sur le niveau d’endettement du Sénégal » et tançant pratiquement le FMI qui osait appeler à la prudence en matière d’endettement.
Nous avions alors choisi de nous ranger du côté de ceux qui appelaient à la prudence et à la modération, avertissant des difficultés à venir.
Elles sont désormais à notre porte. Le FMI n’en est pas surpris même s’il se garde, par souci diplomatique, de rappeler leurs précédents avis.
Les fausses solutions
Le FMI, ancien maître d’œuvre de l’ajustement structurel, sait parfaitement que nous sommes en présence d’un programme « cousin », indispensable pour permettre au Sénégal de respecter ses engagements de remboursement des dettes ; le Sénégal s’engage toutefois, après dégâts causés et constatés, à « une gestion prudente de la dette » dans le futur. L’aveu est enfin venu, mais l’habileté de l’ICPE est de lui donner la forme d’un engagement de programme et non plus d’un avis du FMI).
Mais pour rassurer populations, bailleurs et investisseurs, les fausses solutions, vieilles recettes et vieux engagements de l’Exécutif, ressassés depuis plus de quinze à vingt années, sont remis au goût du jour.
Ainsi, le secteur public étant désormais hors du coup pour justifier une croissance aussi élevée (plus de 6% par an), il est prévu que le secteur privé prenne le relais. Mais puisqu’il ne l’a pu jusqu’à présent cela passe par un certain de nombre de réformes en cours depuis vingt ans :
- L’alourdissement fiscal est indispensable dans le cadre de la politique d’ajustement et doit porter le taux de pression fiscal à 20% contre 16% en 2018 ! En donc trois (3) années, la pression fiscale devra augmenter de 19% au sein d’une économie en ajustement ! on imagine sans peine à quel point la souffrance des opérateurs économiques sur lesquels se fonde l’espoir du maintien de la croissance sera grande à l’intérieur de ce corset. Pour cependant rassurer et créer une fausse cohérence, les entreprises du secteur formel (premiers espoirs pour le relais de croissance) seront épargnées grâce à un « élargissement de l’assiette fiscale» qui permettra de mieux répartir l’impôt.
- Les économies en matière de dépenses publiques de fonctionnement se feront sur celles de prestige. Pourtant les tentatives et résultats de 2012-2013 ont vite été abandonnées par le régime toujours en place au nom d’impératifs politiciens, et notamment le souci de « caser » des clients politiciens dans des institutions ou des agences maintenues ou créées même lorsque inutiles.
- La « modernisation des infrastructures» (cf communiqué) est une notion bien vague. Il vaudrait mieux évoquer une meilleure gestion des priorités dans le financement des infrastructures.
- La réforme du code du travail, ressortie d’un chapeau qui prend de l’âge, n’est certainement pas l’obstacle essentiel à l’investissement privé au Sénégal. La fin des tracasseries administratives et une réduction notable de la corruption associée aux nombreuses demandes d’autorisations nécessaires à tout investissement permettraient d’obtenir de biens meilleurs résultats.
- Parvenir à l’indépendance de la justice réclamée par l’Union des Magistrats du Sénégal, à l’égard du pouvoir exécutif mais également des parties, constitue l’essentiel plutôt que sa réorganisation. A défaut, les mauvaises pratiques resteront associées à toute nouvelle organisation et création de juridictions spécialisées.
- « L’élargissement de l’accès au financement des entreprises privées et en particulier celui des petites et moyennes entreprises » est bien entendu indispensable pour voir le secteur privé assurer le relais de croissance. Mais il s’agit malheureusement du vœu le plus ancien parmi tous ceux qui ont été cités. Se donner bonne conscience en le citant comme engagement relève d’une farce dramatique lorsque l’exemple le plus récent, celui de la Délégation à l’Entreprenariat Rapide (DER) est là pour prouver comment les pouvoirs publics actuels utilisent systématiquement ce prétexte pour distribuer de l’argent du contribuable à leur clientèle politique.
Pour clore le communiqué « le troisième pilier de réformes du Gouvernement soutenu par l’ICPE cible la mise en place d’une gouvernance soutenable et transparente des ressources issues de l’exploitation des récentes découvertes d’hydrocarbures. Le Gouvernement entend mettre en œuvre un cadre de gestion qui répond aux meilleures pratiques. » Cette phrase ne relève pas uniquement de l’oubli. Elle est un véritable scandale pour cacher un scandale, que nous avons décrit en d’autres circonstances comme le plus important du siècle.
Le FMI ne peut en effet ignorer que la loi sénégalaise sur l’attribution des permis pétroliers et gaziers du Sénégal a été violée grâce à la signature d’un faux décret conçu au plus haut sommet de l’État ; que cette violation de la loi a permis l’attribution de permis à un voyou internationalement connu qui a déjà bénéficié, en sa qualité d’intermédiaire ou de courtier pour compte, de plusieurs centaines de milliards de fcfa dont le Sénégal a grandement besoin dans le cadre de cette viabilité de ses finances publiques à laquelle le FMI tient tant pour que le service de la dette extérieure soit correctement assuré ; que le bénéficiaire du faux intentionnel et ses comparses continueront de bénéficier de royalties versés par BP qui le reconnaît tout en évoquant une clause secrète ; qu’un tel secret n’est pas opposable au Sénégal en vertu des contrats signés.
Mais de tout cela pas un mot, si ce n’est de prendre en compte un engagement de ce même Exécutif tout juste pris le doigt dans le pot de confiture, parmi d’autres vœux pieux tout autant contredits par une pratique récente.
Cela ressemble à de l’acquiescement. Et les peuples des pays exportateurs de matières premières comprendront mieux l’étendue des complicités par actes délictueux, oublis ou silences qui fait perdurer la spoliation de leurs ressources naturelles. Sans doute la contribution forcée à payer par les « damnés de la terre » pour que le commerce international conserve sa vigueur.
Conclusion
Le FMI est donc satisfait de l’option prise par le Sénégal consistant à privilégier le service de la dette par des mesures d’accroissement de recettes qui contribueront malheureusement à l’éviction du secteur privé national ; pourtant c’est à ce secteur privé qu’il est demandé d’assurer le relais de croissance suite à un secteur public ayant épuisé ses moyens par mauvais choix stratégiques, dépenses excessives et de prestige, endettement déraisonnable.
Dans ce contexte d’un secteur public hors de course, et d’un secteur privé jusqu’à présent atone et qui sera pressurisé, les engagements et mesures annoncés pour maintenir et même relever la croissance à 7% est une véritable illusion. C’est sans doute la raison pour laquelle le communiqué évoque ce taux en s’entourant de précautions par usage du temps conditionnel.
Cependant, même si le FMI a décidé de quitter son uniforme de « gendarme » qui lui seyait à l’époque de l’ajustement structurel, pour le tronquer contre celui « d’accompagnateur », le Sénégal a plus que jamais besoin d’un conseiller capable de restreindre les excès auxquels son Exécutif s’est habitué. Le mal étant fait après plusieurs années de gabegie et d’endettement à tout va, couronnées par une année préélectorale et de « budget social » (pour reprendre les termes utilisés par l’ancien Premier ministre), l’ajustement ne saurait être évité. A « l’accompagnateur » de surveiller au moins le non-retour aux dépenses de luxe et autres gaspillages pendant que la souffrance du peuple s’accroîtra dans l’attente de la promesse pétrolière et gazière.
Avant que les premières productions ne soient libérées, « l’accompagnateur », bien informé des pratiques en la matière (l’Afrique étant bien loin de faire exception), devra s’assurer que la cession des parts revenant à l’État du Sénégal en application des contrats d’exploitation aura été faite au profit d’opérateurs de métier choisis en toute transparence et dans le strict intérêt de notre peuple.
Dakar le 26 septembre 2019
Président de l’Alliance pour la Citoyenneté et le Travail (ACT)